: Reportage "Mais ils sont combien là-dessus ?" : on a embarqué avec les sauveteurs de Boulogne-sur-Mer qui portent secours aux migrants
A Boulogne-sur-Mer, les bénévoles de la Société nationale de sauvetage en mer sont "là pour aider", disent-ils. Franceinfo a pu monter à bord de leur canot orange qui partait porter assistance à une embarcation tombée en panne à quelques kilomètres des eaux britanniques.
Ce reportage à Boulogne-sur-Mer a été initialement publié fin septembre 2021, alors que l'on constatait une forte hausse des tentatives de traversées de la Manche par rapport à l'année précédente. Après le naufrage d'une embarcation de fortune qui a fait 27 morts, au large de Calais (Pas-de-Calais), mercredi 24 novembre, franceinfo a choisi de le republier.
Sur le quai, pas de temps à perdre. Les sauveteurs de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) ont dix minutes pour rejoindre leur bateau et quitter la rade. Leur patron, Guillaume Gatoux, vient de recevoir un appel inquiétant en cette matinée du 21 septembre. "On a un signalement de migrants en difficulté, ils sont trente environ", répète-t-il aux derniers arrivés, occupés à enfiler les combinaisons orange de la SNSM, la Société nationale de sauvetage en mer.
>> Pourquoi les traversées vers le Royaume-Uni sont-elles si nombreuses en 2021 ?
Tous sont bénévoles, marins actifs ou retraités. Et ces interventions, ils commencent à bien les connaître. En un an, le nombre de traversées illégales de migrants vers le Royaume-Uni a explosé dans la Manche et en mer du Nord. "On ne s'y habitue pas", confie Guillaume Gatoux. "Apparemment, il y a des femmes et des enfants cette fois-ci", ajoute-t-il, avant de monter à la barre pour sortir le bateau du port.
Long de 17 mètres, le canot tous-temps Président Jacques Huret de la SNSM file gyrophare allumé vers la dernière position connue de l'embarcation en détresse. A son bord, huit sauveteurs organisent la cabine, sortent les bouées et se préparent à toute éventualité. "On mettra les enfants à l'intérieur, le reste sera réparti à l'arrière et sur les côtés", s'époumone Christian. L'année 2021 a été particulièrement éprouvante pour les secouristes, qui disent "avoir tout vu" : des Zodiac flambants neufs aux "radeaux bricolés", en passant par les canoës-kayaks.
"Certains migrants ont tenté la traversée dans une piscine de jardin gonflable. D'autres ramaient avec des pelles."
Guillaume Gatoux, patron de la SNSM à Boulogne-sur-Merà franceinfo
Parfois, des disputes éclatent parmi les secourus, "sûrement à cause de l'épuisement et de la frustration", croient savoir les sauveteurs. "On est obligés de planquer les couteaux dans un tiroir, on ne sait jamais sur qui on peut tomber, explique Christian. Mais on est là pour aider, alors on est plutôt bien accueillis."
"Le point noir là-bas, c'est eux !"
Le temps presse. Le Président Jacques Huret cisaille désormais les vagues à une vitesse de 19 nœuds (un peu plus de 35 km/h). Dans la cabine, une tablette affiche 10h15. "Ils n'ont plus de moteur, ils sont à la dérive", annonce l'un des sauveteurs. L'équipage est en liaison directe avec le Centre régional opérationnel de sauvetage et de surveillance maritimes, le Cross, planté sur la falaise du cap Gris-Nez. C'est cette tour de contrôle qui reçoit et oriente les appels à l'aide, passés par des pêcheurs, des navires commerciaux, voire les migrants eux-mêmes. Un œil qui veille sur ce détroit dangereux, où transitent chaque jour 400 navires en moyenne, avec des courants puissants et "des conditions météo difficiles un jour sur trois".
"Aujourd'hui, il fait beau temps, la mer est calme, constate Guillaume Gatoux. Mais c'est déjà la fin de l'été et l'eau ne dépasse pas 18°C." Sans prévenir, la brume de mer a effacé les côtes anglaises, qui paraissaient si proches de la France une heure plus tôt.
"Cette proximité visuelle, c'est un piège pour les migrants, ça leur fait prendre tous les risques."
Guillaume Gatoux, patron de la SNSM de Boulogne-sur-Merà franceinfo
Au large, deux immenses porte-conteneurs et un ferry aux larges cheminées donnent un relief inquiétant à l'horizon. "Ces bateaux-là n'ont pas toujours les moyens de repérer les embarcations de migrants, qui risquent de chavirer ou d'être percutées à leur contact", souffle Ludovic, un autre sauveteur.
Sur la tablette tactile, la flèche rouge qui représente le Président Jacques Huret n'est plus qu'à cinq miles nautiques des eaux britanniques et sa pointe touche presque le repère placé par les sauveteurs. Mais depuis la cabine, rien à l'horizon. Jusqu'à ce cri : "On les a, à onze heures !" Le bateau de sauvetage ajuste son cap et le contact visuel est confirmé par radio au Cross. "Le point noir là-bas, c'est eux", lance l'un des sauveteurs avant de sortir préparer un filet de cordes pour faciliter l'abordage. D'un coup d'œil, et sans jumelles, il repère l'état préoccupant de l'embarcation : "C'est un semi-rigide au ras de l'eau, type canot de sauvetage d'avion. Mais ce n'est pas possible, ils sont combien là-dessus ?"
"Restez calmes, s'il vous plaît"
Le bateau surchargé se révèle être en piteux état. Sur le long boudin gris, des dizaines de personnes assises. Certains arborent un gilet de sauvetage, là ou d'autres serrent d'épaisses chambres à air noires en guise de bouée. Les sauveteurs manœuvrent pour s'approcher. Les pleurs d'enfants se mêlent aux cris en plusieurs langues et au bourdonnement sourd d'un drone piloté par le Cross, arrivé sur place avant les sauveteurs.
"Restez calmes, s'il vous plaît !" lance en anglais l'un des secouristes au groupe pressé de monter sur le Président Jacques Huret. En moins de dix minutes, le transfert est effectué. Après comptage, l'équipage est stupéfait.
"Ils sont 46. C'est record. Un triste record."
Christian, sauveteur de la SNSMà franceinfo
Parmi les migrants secourus, huit femmes, dont une dame âgée, et quatre enfants visiblement secoués par la tentative de traversée. Tous ont les chaussures et le bas du pantalon trempés. Ils ont pour seules affaires une sacoche ou un petit sac à dos. "Souvent, les gens que l'on récupère ont un sac plastique pour protéger le minimum vital, détaille Guillaume Gatoux. Certains utilisent même des préservatifs pour garder leur téléphone au sec."
Rapidement, une odeur piquante interpelle les sauveteurs. Le fond de l'embarcation des migrants baigne dans un mélange d'eau de mer et d'essence. Parmi les rescapés, ils sont une dizaine, dont deux enfants, à se gratter au niveau des fesses et des jambes, vraisemblablement brûlés par le carburant. Après un rinçage à l'eau claire, les sauveteurs leur offrent des vêtements de rechange, provenant de "collectes réalisées dans nos familles", explique Guillaume Gatoux. Le Président Jacques Huret repart vers le littoral français. Les passagers les plus fébriles sont enveloppés dans des couvertures de survie. Un père tente de consoler sa fille, tant bien que mal.
"Qu'est-ce que je peux faire d'autre ?"
A l'arrière du bateau, les langues se délient autour d'un verre d'eau ou de thé froid. Si la traversée s'est arrêtée nette pour les 46 migrants, c'est à cause de la réserve d'essence. Elle s'est tarie à mi-chemin, explique John*, un jeune homme qui a fui l'Ethiopie. "On est partis vers 6 ou 7 heures du matin, je ne me souviens plus, mais il faisait très froid", raconte-t-il dans un anglais impeccable.
"Je pense qu'on était trop nombreux sur le bateau, on était proches de l'Angleterre pourtant."
John, rescapé en merà franceinfo
Un constat "bien loin du compte", rétorquent les sauveteurs, car l'embarcation a été prise en charge à environ 5 km de la frontière maritime. Une ligne virtuelle qui représente déjà une victoire pour les migrants, même s'il reste encore 30 km pour rallier Dungeness, au Royaume-Uni. Au-delà de cette frontière, le devoir d'assistance revient aux Britanniques, qui sont tenus de les transporter sur leur sol, où ils pourront séjourner et demander l'asile.
Pour John, c'est la deuxième tentative. Lors de son premier essai, le moteur avait faibli au bout de cinq minutes. D'où est-il parti ce matin ? Il dit ne pas savoir exactement. Tous se sont retrouvés la veille pour passer la nuit au creux des dunes, avant d'embarquer au petit matin. "Il n'y a que les enfants qui ont dormi un petit peu. Nous, pas du tout", raconte-t-il.
Recroquevillé dans une veste en polaire, John ne supporte plus qu'on lui parle des risques d'une telle traversée. "Qu'est-ce que je peux faire d'autre ? On est venus car toute ma famille a été tuée et il ne me reste que des amis qui sont déjà passés en Angleterre", dit-il. Originaire du Tigré, une région en guerre située entre l'Ethiopie et l'Erythrée, il explique avoir hésité à rester en France, mais estime finalement avoir plus de chances d'obtenir l'asile outre-Manche.
Remorquée par le Président Jacques Huret, l'embarcation dans laquelle il était assis une heure auparavant paraît bien plus frêle. Elle se déforme dangereusement. A 11h10, les sauveteurs décident de s'en séparer car elle est devenue trop instable. "Je vais faire une pause car c'est fatiguant, mais il faut que je passe", confie John, en serrant sa compagne contre lui.
"On n'est pas là pour encourager"
Sur le chemin du retour, le Jacques Huret croise à babord un Zodiac rouge transportant une trentaine de personnes qui fait route vers l'Angleterre. Faut-il signaler l'embarcation aux autorités ? "On n'est pas là pour encourager ni pour décourager les passages, tranche Guillaume Gatoux. Notre rôle, c'est de porter secours." L'expérience vécue une demi-heure plus tôt et la trajectoire en zigzag du bateau finissent toutefois par convaincre les secouristes de passer un appel radio, "au cas où il faudrait aller les chercher dans une heure". Même si deux de leurs bateaux annexes ont été volés ces derniers mois, "probablement pour aller en Angleterre", les bénévoles de la SNSM assurent vouloir s'en tenir à leurs missions.
A 11h50, le canot orange regagne enfin le port de Boulogne-sur-Mer. Les migrants secourus débarquent sous l'œil médusé des passants. Des pompiers sont présents pour offrir une aide médicale, qui ne sera finalement pas nécessaire. Avant de filer, un jeune Erythréen sidère les sauveteurs en les remerciant en français. "Attends, on voudrait savoir comment vous êtes partis ce matin !", lance l'un des bénévoles. Trop tard, tous les rescapés ont déguerpi en quelques minutes, bien avant que la police aux frontières arrive.
"On est dans une situation difficile, confie Guillaume Gatoux une fois le bateau amarré à quai et nettoyé. Pour les sauvetages, on se relaie avec les bateaux de l'Etat, mais ça reste une pression supplémentaire car les traversées n'en finissent plus." A la différence des forces de l'ordre déployées dans la région pour prévenir les départs, le sauveteur n'envisage pas d'accalmie avec l'arrivée de l'hiver. "Les tentatives ne vont pas s'arrêter, prévient-il, elles seront simplement plus dangereuses, avec des risques d'hypothermies plus importants par exemple, qui peuvent vite être fatales." Vers 13 heures, après un débriefing et un "verre de l'amitié", les bénévoles reprennent finalement le cours de leur journée. "Mais jamais trop loin du port", pour être prêts à repartir en dix minutes si besoin.
* Le prénom a été changé.
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